Comment le système éducatif peut-il tenir encore la barre face au raz de marée des intelligences artificielles (IA) génératives en langage naturel (LLM) comme Le Chat ou ChatGPT ? Quand la version GPT-5.0, dévoilée le 7 août, exhibe un mode d’échange appelé « Prof pédago » qui fleure bon l’euphémisme pour « laisse-moi faire tes devoirs » ?
La priorité me semble de sortir ces LLM du régime de la transgression auquel nos élèves et étudiants les associent, et que malheureusement nos discours alarmistes entérinent. De l’imaginaire pirate toujours latent avec l’offre (neurologiquement) excitante de ce qu’est devenu l’Internet (pornographie à volonté, réseaux sociaux et vidéos sans modération – et dark Net comme arrière-monde hors de contrôle). A l’adolescence, c’est évidemment une offre irrésistible de pulsionnalité tournée contre la société réglée des adultes. L’assimilation de l’IA générative à de la triche dessert alors l’enseignement, et enferme chacun dans un jeu de rôle désespérant.
Alors, oui, la simplicité fulgurante de cette triche par IA est ahurissante pour celles et ceux qui ont pratiqué antisèches en papier ou formules dans la calculatrice : à la simple photo d’un énoncé, ces LLM répondent en une seconde par un corrigé intégral ! Du collège aux concours des grandes écoles, des saisies croissantes dévoilent, comme pour la drogue, l’extension de la pratique. ChatGPT relance d’ailleurs sans gêne les échanges avec des pratiques de dealeur : « Veux-tu un document complet en PDF à montrer à ton prof ? »
Cette normalisation ne peut passer que par une intégration officielle, dont il faut déterminer les modalités et une charte d’usage claire. Il va ainsi falloir repenser les modalités d’évaluation (disqualification de quasiment tout devoir à la maison), mieux valoriser encore l’oral en classe, et favoriser le retour à l’atelier de vrais « travaux dirigés ».
Et surtout, me semble-t-il, malgré nos propres réserves, insérer cet outil dans une démarche académique, c’est-à-dire dans nos cours. Non pas sur le mode honteux de la cigarette partagée, et pas exclusivement sur celui d’une analyse critique qui paraîtrait trop de mauvaise foi pour dénigrer l’outil (les « hallucinations », inventions par la machine par exemple de faux textes, sont pourtant une cible facile et réjouissante), mais pour le défaire de cette dimension transgressive. Ce qui n’implique pas du tout de se soumettre à une divinité pédagogique que l’IA n’est pas.
C’est cependant aussi un outil qui peut assister un professeur ! Je ne me sens en rien dépossédé en testant des hypothèses ou en confrontant des références que je ne connais pas encore, et même en obtenant certaines formulations que je peux retravailler comme une première pâte tendue par un aide cuisinier pas trop gâte-sauce.
Finalement, quel est l’enjeu ? Toutes les expérimentations en didactique l’ont démontré depuis les ordinateurs professeurs des années 1970 : nos élèves ne trouveront pas dans ces usages une alternative à l’enseignement qui leur est dû. Ce qui les menace, en revanche, et toute la société avec eux, c’est une sédentarité intellectuelle proprement funeste. La tentation du canapé, le« à quoi bon lire, rédiger, réfléchir, apprendre ». La relance de l’activité cognitive et d’apprentissage ne pourra pas se faire sans celle de l’activité physique, avec un nombre minimal de pas quotidiens.
Et, justement, comme l’a bien montré le déficit douloureux des cours en distanciel pendant le confinement de 2020, rien ne remplace la présence. Pourquoi continuer à me rendre dans une salle de classe depuis plusieurs décennies, malgré tous les aléas et contre l’apparente sclérose répétitive ? Parce que transmettre est une opération intense qui produit son lot d’endorphines et fait d’un cours réussi une victoire quasiment sportive !
Par la coprésence de trois acteurs, la mise en jeu de ce triangle magique : entre la boîte noire d’un texte, d’une idée, d’une démonstration ; le public captif, mais qui peut devenir curieux ; et le professeur qui vient pour partager une élucidation à la fois rigoureuse et émotionnelle. D’autant que l’énergie humaine investie et reçue est la seule soutenable, à l’opposé de l’énergie artificielle, cette « EA » monstrueuse brûlée dès la phase d’entraînement et cumulée dans une inflation folle à chacune de nos requêtes.
Plus nos élèves et étudiants passeront des heures devant des écrans, plus sera rendue urgente (et si précieuse) cette actualisation d’un sens partagé qui refait soudain surface en chacune et chacun. Source de notre autorité, base de notre légitimité, que par contraste tous les LLM viennent rappeler.

Le Monde daté du 29 août 2025.