Dans le monde de la Transparence démocratique, plus aucune violence ne peut rester « en marge », même d’une manifestation. Des vidéos ont ainsi très vite révélé celles commises le 24 mars par certains policiers. La lâcheté d’un coup de matraque ou de poing, balancé dans l’intimité de la cohue, fit immédiatement le tour des réseaux sociaux.
Mais pour comprendre la gravité de ces actes, et aussi de la fermeture « préventive » de lycées à Paris, il faut expliciter la dimension pédagogique cachée de ces manifestations de lycéens et étudiants. Je propose en effet l’hypothèse que notre pays a instauré par elles, sans en être tout à fait conscient, une tradition d’ordre éducatif. Les ethnologues et les sociologues savent bien que la transmission ne passe pas seulement par des leçons explicites, et j’y vois un rituel d’apprentissage très important.
Les raisons tiennent certainement à l’histoire, bien sûr, qui nous place tous sous l’ombre portée mythique de la Révolution française. Mais aussi à ce double mouvement qui a produit mai 68 : le refoulé d’un fascisme à la française (moins saisissable que celui de nos voisins) d’une part ; l’apparition d’une classe générationnelle appelée à s’affirmer, un peu puérilement, comme autonome d’autre part. Dans le quartier latin on manifestait alors contre le monde du travail à-la-papa, on en répète la geste adolescente pour demander de ne pas y toucher.
Attention, je ne dis pas qu’il n’y a pas de bonnes raisons de le faire. Mais comment comprendre cette incroyable succession de dates : 1971, 1973, 1979, 1986, 1994, 1998, 2005, 2006, 2008, 2016 ? Avons-nous vraiment mis sans cesse au pouvoir des gouvernements liberticides, heureusement arrêtés à chaque fois par la seule lucidité de jeunes gens miraculeusement rassemblés ? Je prétends donc qu’être français, c’est aussi avoir appris à se penser comme force démocratique et générationnelle de rue, ce qui passe par la maîtrise pacifique et décidée de ces grands rassemblements. Rappelez-vous votre propre expérience (et ce que le terrorisme nous a appris depuis) : à chaque fois, c’est un petit miracle de démocratie affirmée et paisible pour ces masses de jeunes gens excités par l’enjeu, et très pénétrés du sérieux de leur rite de passage.
Cela explique ce paradoxe que nous n’ayons pas de syndicat fort en France tout en faisant défiler régulièrement, et dans un ordre impressionnant, des centaines de milliers d’élèves et d’étudiants. Ou que l’on découvre alors soudain des « leaders », qui n’existaient pas quelques jours auparavant, venant exposer dans les médias leur argumentaire, souvent posé et construit, quoiqu’un peu scolaire – appliqué à la façon d’un oral d’examen.
Dès lors la suspicion que les professeurs instrumentaliseraient leurs élèves, leur fournissant slogans et banderoles toutes prêtes, est naïve ! Tout le pays y concourt, et cette tâche est en effet prise en charge, entre autres, par les parents, les aînés, et les professeurs.
Certes, cette transmission d’un apprentissage de la manifestation pèse sur le devenir social du pays : nous ne savons pas discuter, étant happés trop vite par cette structure agonistique du défilé. Ce qui fait sourire nos amis allemands ou suédois, sachant négocier pour de bon, quand nous restons bloqués, peut-être tragiquement pour le pays. Mais elle s’accompagne d’une valeur heuristique très importante. Si nous manquons de pratiques plus souples, nous avons appris que la rue ne doit pas être laissée aux extrémistes, qu’il faut être prêt à battre le pavé sans tolérer de violences ; mises à part les éruptions des classes populaires qui, paradoxalement, trouvent aussi leur place dans cet exercice grandeur nature.
La mort de Malik Oussekine en 1986 était la séquelle d’une histoire sombre de la police, contre laquelle justement se font ces manifestations. Il est très grave que les forces de l’ordre, que l’on dit épuisées par d’autres urgences, oublient cette dimension du « comme si » lorsque de grands enfants se dressent en foule devant elles. Et dans cette perspective, la fermeture d’établissements publics, qui a choqué les parents, est inadmissible. Elle abandonne les élèves à une zone de danger (« nous ne pouvons garantir la sécurité des enfants, alors nous les mettons à la rue ») quand les lycées avaient un rôle d’accompagnement, central, à assurer.
Si c’est bien un apprentissage collectif de la démocratie que cette tradition post-68 s’évertuait à assurer, avec l’aide des gouvernants eux-mêmes pris dans la névrose de l’histoire, alors les dérives du 24 mars pourraient annoncer, là encore, un désengagement envers le politique vraiment très inquiétant. Car c’est bien cette menace que nous voyons poindre à l’horizon de 2017. L’effritement de la foi en ce socle structurel du politique, la grande passion française, sans rien du tout pour le remplacer.
Maxime Abolgassemi