« Le succès de “Don’t Look Up” confirme la leçon de La Fontaine dans “Le Pouvoir des fables” »
Comme l’avait démontré le fabuliste, il faut nous abandonner au plaisir de la fiction, car c’est un des seuls moyens de nous faire agir ensemble face au dérèglement climatique, souligne, dans une tribune au « Monde », Maxime Abolgassemi, professeur en classes préparatoires.
Jusqu’aux climatologues, nombreux sont ceux qui se réjouissent du succès mondial de Don’t Look Up, Déni cosmique, d’Adam McKay. Voilà un film qui réussira peut-être à causer le choc de conscience tant attendu, secouant enfin notre impuissance tragique, et fatale, face à la menace du dérèglement climatique.
Des commentaires dépités se font aussi entendre. Comment, il faut donc un film de Netflix pour commencer à « réaliser » ce que les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat (GIEC) répètent avec toujours plus de précision ? Il fallait donc que le « marketing narratif » des plates-formes prenne les choses en main ? A la démocratie responsable, on devrait substituer les paillettes d’un casting de stars millionnaires, seul moyen pour nous appâter ?
Notons que le film met d’ailleurs cela en abyme. Alors que le plateau d’un « prime » télévisuel à succès leur offre la possibilité de toucher le grand public, les deux scientifiques échouent parce qu’ils n’entrent pas dans les modalités narratives de l’émission, très codifiées (plaisanteries téléphonées entre les présentateurs, feuilletonisation de la vie de célébrités, récupération des clashs des réseaux sociaux). Idem pour le storytelling politique, qui ne se saisit de leur terrifiante découverte d’une comète fonçant sur la Terre que pour l’instrumentaliser sans la comprendre.
Il faut juste se hisser sur les épaules de ceux qui nous ont précédés pour remettre tout cela en perspective : le plus ancien genre littéraire du monde, l’apologue, est là pour nous y aider. Personne ne l’a mieux montré que La Fontaine dans Le Pouvoir des fables (1678).
Cela commence comme une lettre à un ambassadeur, pour lui suggérer subtilement le moyen de réussir à éviter la guerre qui menace la France de l’époque… En lui racontant un apologue, fable dans la fable en train d’être écrite. Une anecdote historique aidera l’ambassadeur.
Alors qu’Athènes court un danger mortel, les Perses peut-être, un orateur accourt à la tribune (autrement dit la scène médiatique d’alors). Vite, il se lance dans un discours déclamatoire pour sonner l’alarme et convaincre : « On ne l’écoutait pas. » Le discours de raison a échoué.
Il change alors de tactique, use des figures de style dramatiques de la rhétorique pour persuader. Mais la foule est plus distraite par des enfants qui se battent (nos « clashs » sur les écrans). Le recours à l’emphase du pathos ne donne pas plus de résultats.
Troisième tentative : raconter une histoire. Alors, voilà, la déesse Cérès, une anguille et une hirondelle arrivent devant un fleuve. Pour le poisson, ça passe : il nage ; l’oiseau s’envole ; mais alors…
« L’assemblée à l’instant/Cria tout d’une voix : Et Cérès, que fit-elle ? »
Ayant enfin uni la foule dans une attente commune, l’orateur peut la sermonner, elle qui se passionne de connaître « la suite de l’histoire » plutôt que s’enquérir de la survie de la Cité. Et il est enfin écouté. Morale de La Fontaine ? Elle est remarquable. Alors qu’on attendait qu’il redouble à son tour la charge contre un (le) peuple si frivole, il renverse la raillerie en aveu, qu’il prolonge jusqu’à nous, jusqu’à ce début de XXIe siècle où nous nous tenons devant la tribune avec la même diversion de l’attention, qu’aggravent les algorithmes qui régissent nos écrans :
« Nous sommes tous d’Athènes en ce point ; et moi-même, /Au moment que je fais cette moralité, /Si Peau d’âne m’était conté, /J’y prendrais un plaisir extrême, /Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant/Il le faut amuser encor comme un enfant ».
Le succès de ce film confirme la leçon du fabuliste du XVIIe siècle français, et des nombreux siècles de culture qui l’ont précédé. Il faut nous abandonner au plaisir de la fiction qui nous emporte, car c’est le seul moyen (avec la religion) de nous souder collectivement. Et pouvoir ensuite, ensemble, agir. Alors : vite, qu’un « narratif » fasse sens, que d’autres œuvres de fiction tissent de la sorte la trame de notre imaginaire… Pour nous sauver.